Ivan Ljubicic a un grand mérite et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles Gilles Moretton a fait appel à lui il y a deux ans : il n’est pas Français. Ce n’est pas une garantie de succès, mais c’était au moins l’assurance de voir arriver quelqu’un avec un regard différent, extérieur. Invité de l’émission d’Eurosport Retour gagnant mardi, le Croate a notamment posé deux constats qui mettent en lumière cette interrogate aussi complexe que fondamentale : quel doit être le rôle d’une fédération ?
Reprenons deux passages de l’ancien entraîneur de Roger Federer dans notre émission. Le premier évoque sa première influence, à son arrivée, fin 2022. Le 2nd est celui du directeur du haut niveau qu’il est, avec le recul qui est le sien aujourd’hui :
. “J’ai été vraiment surpris de découvrir la structure de la fédération, c’est énorme. Il y a un million de licenciés. En Croatie, il y en a 9 000. Avec tous les joueurs, tous les talents, la structure, l’argent (avec Roland-Garros, économiquement, c’est la fédération la plus forte du monde), je n’ai pas compris pourquoi on n’a pas des joueurs qui sont beaucoup mieux classés.”
. “C’est un peu bizarre de penser en France que la fédération est responsable de tout (…). Je parlais avec le président (Gilles Moretton), je disais ‘si Novak n’a pas gagné l’US Open (cette année), ce n’est pas la faute du président de la fédération serbe’.”
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Ne pas tout confondre
C’est vrai que l’on entend parfois, pour ne pas dire souvent, qu’il est invraisemblable que le tennis français attende un successeur à Yannick Noah en Grand Chelem chez les hommes depuis maintenant plus de quatre décennies, compte tenu de la place de ce sport en France et des moyens colossaux mis en place. Sauf que le lien de cause à effet entre ces deux éléments reste marginal.
En apparence, les propos de Ljubicic, mis côte à côte, peuvent sembler contradictoires. Déplorer d’un côté qu’avec les moyens de la FFT, le tennis français ne fasse pas mieux, et dire de l’autre qu’il est curieux de considérer que la FFT joue un rôle aussi important. Sauf que l’ancien numéro 3 mondial évoque deux choses distinctes. Il ne faut pas tout confondre.
Dans le premier cas, il parle de la place globale dans la hiérarchie mondiale à son arrivée. On a tendance à l’oublier aujourd’hui, parce que les Tricolores ont repris des couleurs, qu’ils ont en 2024 gagné des 500, placé un joueur en finale de Masters 1000 et qu’ils disposent d’un Top 15, de deux Top 20 et de trois Top 30, mais fin 2022, le tennis français avait touché le fond. Le numéro un au classement ATP pointait alors à la… 44e place. C’était Arthur Rinderknech.
Jamais, chez les hommes, il n’avait été à ce level distancé dans la hiérarchie. Et là, Ljubicic (arrivé en décembre 2022, soit au moment même de ce level bas) a raison : cette situation était anormale, indigne du vivier de joueurs, de formateurs, d’entraîneurs, des moyens et des structures dont dispose la FFT.
La fédération française a d’une certaine manière une obligation de résultats. Compte tenu des moyens humains et financiers, elle se doit d’amener au plus haut niveau un nombre conséquent de joueurs. On peut toujours discuter de ce que l’on doit entendre par “haut niveau”. Est-ce faire de ces jeunes, formés pendant des années, des joueurs professionnels ? De les voir intégrer le Top 200 ? Le Top 100 ? Le Top 10 ?
Un champion est le fruit d’une histoire personnelle
Un leader hors du Top 40, comme fin 2022 relevait de l’anormalité, presque de l’inacceptable. Mais la situation ne pouvait être durable. Nous étions au paroxysme d’un creux générationnel et la relève qui a émergé depuis (Arthur Fils, Giovanni Mpteshi Perricard en tête) n’était pas encore prête ou traversait une période délicate (Ugo Humbert est, rappelons-le, retombé au-delà de la 100e place début 2023). Mais c’était un ensemble de circonstances qui expliquait l’ampleur du phénomène.
En revanche, considérer que le seul critère de réussite est la victoire en Grand Chelem est une erreur. Une idiotie, même, doublée d’une injustice. On peut réussir sa carrière sans remporter un Grand Chelem. Alexander Zverev, pour l’instant, ne fait pas partie des vainqueurs majeurs. David Nalbandian non plus. David Ferrer, Jo-Wilfried Tsonga, Miloslav Mecir, idem. Thomas Johansson et Albert Costa, si. Qui a réussi la plus belle carrière, dans tout ça ? On vous laisse juger. Mais a minima, la chose peut se discuter.
Ivan Ljubicic a encore raison quand il s’étonne que la fédération soit tenue responsable d’un tel aboutissement, ou de son absence. Une fédération, qu’elle soit française, espagnole, italienne, ou d’où vous voudrez, a pour mission de mettre un joueur sur orbite. Une fois qu’il y est, sa carrière sera ce qu’il en fera. “La fédération suisse a formé Roger (Federer) au début, après, il est parti tout seul“, relève-t-il. Ce n’est pas la fédération suisse qui a fait de Federer un champion aux 20 titres du Grand Chelem pas plus que c’est la fédération française qui fait que Richard Gasquet s’est arrêté en demi-finale.
Le champion hors normes est le fruit d’une histoire personnelle, pas de la volonté et du funds d’une fédération. Un ample champion a ça en lui, dans son bras, ses jambes, sa tête et son cœur. Il l’a ou ne l’a pas. Mais c’est lui qui a ça. Ce n’est pas une fédération qui fera la différence entre un numéro un mondial et un numéro 5. C’est avant tout une interrogate de talent, de travail, d’ambition, de dispositions. De chance, aussi, à la marge.
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Attention à la globalisation
Chaque parcours est différent et vouloir regrouper un pays, ou même une génération dans un constat global n’a aucun sens. La génération “dorée” du tennis français au XXIe siècle, par exemple. Tsonga, Monfils, Simon et Gasquet ont deux points communs :
- Ils sont arrivés au high (tous ont été entre la 5e et la 7e place mondiale)
- Ils n’ont pas gagné de Grand Chelem
Gaël Monfils, Jo-Wilfried Tsonga, Gilles Simon et Richard Gasquet en Guadeloupe pour le 1er tour de Coupe Davis face au Canada en 2016
Crédit: Getty Images
Mais quel rapport entre un Tsonga qui, à 20 ans, se demandait s’il allait seulement pouvoir jouer au plus haut niveau parce que les blessures lui pourrissaient la vie, un Gasquet proclamé génie du tennis à 9 ans, un Monfils auteur d’un petit chelem chez les juniors et un Simon que personne ou presque n’imaginait crever un jour un plafond comme le Top 10 ? Dressons le bilan de chacun, pas des quatre.
Le tennis français et sa fédération seraient nuls au level de ne pas avoir offert de successeur à Noah ? Pourtant, elle a généré trois lauréates en Grand Chelem en moins de 20 ans chez les filles. L’une d’elles a même été numéro un mondiale. Aujourd’hui, le tennis féminin français est à son tour au creux de la vague. Comme quoi…
Et ce n’est pas qu’un problème franco-français. Le tennis espagnol traverse aujourd’hui une forme de crise, à laquelle pas grand-monde ne prête attention parce qu’il y a le phénomène Carlos Alcaraz. Mais derrière lui, c’est désormais le désert. La fédération ibérique est-elle brillante avec Alcaraz et incompétente avec tous les autres ? Non. Elle forme ses joueurs. Elle les lance. Mais jusqu’où se propulsera chacun relève avant tout de la responsabilité individuelle.